Les Mentawai - Chamanisme et danses chez les "Hommes Fleurs"
25 déc. 2016Salut à tous,
Aujourd'hui je vous emmène au cœur même de l'archipel des Mentawaï. Je m'y suis plongé 5 jours. J'ai énormément de choses à dire, ça va être très dur d'être concis, donc c'est long. Même les sons, je n'ai pas réussi à couper, mais je vous conseille d'avoir le courage de tout écouter en entier. C'est difficile à décrire, et je vous préviens, ça secoue.
Je suis parti du Lac Toba après une bonne période de repos et de ballades. 20 heures de bus et me voilà à Padang, ville provinciale d'un million d'habitants en bordure de l'océan, porte d'entrée pour l'archipel des Mentawaï, situé à 150 kilomètres à l'ouest de Sumatra.
Rapidement, pour vous remettre dans le contexte de ma venue ici. J'ai rencontré à Bandung sur Java, lors du Mariberdanska festival, Dellu, un chanteur de reggae local qui m'a parlé de sa compagne, une française, Anne, qui réside à Sumatra et qui organise des excursions sur les Mentawaï à la rencontre des tribus reculées de l'archipel. Réseau sociaux aidant, Anne m'a mis en contact avec Sarhul, mon guide pour cette semaine.
Je réside à la New House Guesthouse, une auberge de surfeurs tenue par un français, Bruno, breton d'origine, qui est venu surfer sur les Mentawaï et qui n'est jamais reparti. Pour infos, exposés de plein front à la houle régulière de l'océan indien, les Mentawaï sont parmi les meilleurs spots du monde pour la pratique du surf depuis le début des années 90... ça tombe mal, je ne surfe pas...
C'est un archipel resté isolé du reste de la planète jusque dans les années 60, c'est aujourd'hui une province autonome composée de 4 îles, Sibérut, la plus grande, sur laquelle je me suis rendu, Sipura, Pagai Utara (« Pagai du Nord ») et Pagai Selatan (« Pagai du Sud »).
Je décolle mardi matin de Padang en fastboat. 6h de trajet, le temps de faire la connaissance d'un couple de français, surfeur de Lacanau qui viennent expérimenter le swell des Mentawai et j'arrive à Muarasiberut, village au bord de la rivère et "capitale" de l'île, où m'attend Sarhul. On se reconnait immédiatement, je dis au revoir aux deux français et embarque sur sa bécane, direction la maison familiale.
Sarhul a quitté la forêt il y a 20 ans et vit maintenant en village. Il m'accueille ici chez sa soeur et son beau-frère. Ils occupent une maison en bois en bordure de la rivière, rustique mais vaste. Je me joins à la famille et passe la fin d'après-midi en cuisine, la soeur râpe la coco, je coupe les oignons, Sarhul fait mijoter le Wok. Ce soir, c'est curry de poulet, riz et sagou, le pain traditionnel fait à partir de farine de palmier. Nous passons à table, sommes rejoint par d'autres membres de la famille et nous nous asseyons, tous réunis, à même le sol.
Je ne me suis pas très bien préparé pour les Mentawai financièrement parlant, j'ai retiré des sous sur Padang, assez pour le trajet à l'aller et payer le guide. Mais j'ai absolument oublié de prendre des sous pour le retour en bateau et pour l'ensemble des menus achats pour offrir aux tribus. Mais la vie du voyage est pleine de surprise, je vais encore en avoir la preuve.
Nous sommes rejoints à table par Giacomo, un italien, la soixantaine, quarante ans de travail dans le cuir de luxe en Italie, parle 5 langues, a parcouru la planète, et en est à son troisième séjour sur les Mentawai dont il est tombé amoureux. Nous discutons de nos parcours respectifs, de nos vies, j'évoque rapidement ma situation financière au cours de notre échange. Je sens qu'il en a gros sur le cœur, mais je ne sais pas pourquoi. Il fait son voyage spirituel comme il dit, il est à la recherche de réponses j'ai l'impression.
Toujours est-il qu'au moment de nous dire au revoir, après une étreinte étonnement chargée pour le peu de temps passé ensemble, il me regarde, les larmes aux yeux, en me remerciant, part vers son sac, et me remet un million de rupiah, l'équivalent de 70 euros, de quoi débloquer ma situation.
Je ne sais pas quoi dire, il me souhaite joyeux Noël, des sanglots dans la voix, et disparaît dans la nuit. Une rencontre forte, mais qui laisse beaucoup de question sans réponses... j'ai gardé son contact, il baroude beaucoup en Asie, qui sait... On se recroisera.
Ce soir je m'endors aux sons des grenouilles, excité par ce qui m’attends.
Le lendemain, nous démarrons en scooter, direction le coeur de l'île. Nous nous arrêtons acheter sucre, riz, café, thé, machettes et clopes...
Les trois objets issus du monde moderne au sein de la société tribale Mentawai sont les machettes, les bottes en caoutchouc (vous comprendrez pourquoi) et les cigarettes, qu'ils fument énormément.
Et c'est parti pour 4 heures de scooter sur un chemin qui n'a de chemin que le nom... c'est à dire, une route où s'alternent passages boueux, ornières et nids de poule (ou d'autruche). Les habitants ont disposés des planches en bois sur les passages les plus impossibles, nous sommes à deux doigts de tomber un nombre incalculable de fois, traversons des ponts où il y ajuste un passage qui tient pour une roue de scooter et progressons lentement.
Nous nous arrêtons auprès de la famille de Sarhul au sein du village construit par le gouvernement indonésien pour "Moderniser" les Mentawai, et les faire sortir de la forêt, les convertir à une religion monothéiste et les forcer à suivre une voie "indonésienne" de développement, par le biais du prosélytisme et de la transmigration. C’est une succession de maisons normées, construites pour des familles nucléaires, loin de la tradition Mentawai. Mais on est quand même loin de la répression culturelle menée sous l'ère Soeharto, dictateur sanguinaire (1 million de mort sous son règne), et qui aénormément sacrifié dans la violence les minorités indonésiennes sur l'autel de la croissance économique, emprisonnant les chamans et brûlants les objets coutumiers.
Nous ne savons pas à quoi nous attendre, devant l'impossibilité de les contacter par quelque moyen que ce soit. Il faut trouver une famille présente qui sera prête à nous accueillir quelques jours mais rien n'est fait. Encore une heure de scooter, puis une heure de marche à remonter la rivière avant d'arriver. On m'avait parlé de la boue aux Mentawai, mais je ne m'attendais pas à 30 centimètres de boue partout... je fini par enlever mes chaussures, cette semaine, ça sera pieds nus !
Nous atteignons bientôt la première Ouma, maison commune traditionnelle Mentawai qui abrite une famille au complet. Et je rencontre mes premiers "hommes-fleur", premier contact entre deux mondes. Deux chamans en tenues traditionnelles, parées de bijoux, fleurs et tatoués sur tout le corps. Ils sont taillés comme des hommes qui passent leur vie au grand air, loin de la sédentarité, le physique de l'homme tel qu'il devrait être dans sa plus pure expression, muscles saillants, graisse inexistante, ils sont vraiment beaux.
Ils discutent sur les bancs de la Ouma, je me joins à Sarhul pour les saluer, ils me font de grand sourires. Sarhul discute avec eux, et change nos plans.
Ils ont dansé toute la nuit précédente et invoqué les esprits, Sarhul me dit que ça n'arrive pas souvent, et que ce soir aura lieu de nouveau une grande cérémonie chamanique, elle démarrera dans l'après-midi. Il me dit que l'on reste donc dans cetteOuma pendant la totalité du séjour. Très bien ! Je pose mes affaires.
Les Mentawais sont animistes, ils croient en la présence d'un esprit dans toute chose, animaux, rochers, rivières, arbres... tout est esprit.
Ainsi, pour garder l'esprit des animaux, les murs de la maison sont recouverts de crânes des animaux de toutes sortes, les animaux domestiques, cochons et poules, sont tournés vers l'intérieur de la maison, les animaux sauvages, cochons sauvages, toucans, serpents, ont le crâne dirigé vers la forêt. Les singes ont leurs crânes dans la chambre à coucher. Ça met dans l'ambiance direct.
C'est la saison des Durian, ceux qui ont voyagé en Asie connaissent. Ce fruit à l'odeur forte, proche du fromage, pousse en abondance ici. Du coup, c'est le seul et unique principal mets qu'ils mangent en ce moment. Les fruits sont récupérés par les femmes dans la forêt à l'aide de paniers en rotins et disposés à l'entrée de la Ouma, il me faudra un petit moment pour m'habituer à l'odeur qui envahie la maison.
Après un moment d'échange, je rejoins la seconde Ouma, située à 200 mètres, et qui appartient à Gadja, un vieil homme sec en pagne. Il doit avoir 70 ans et n'a plus aucune dent. Ça ne l'empêche pas de sourire tout le temps et d'avoir un sens de l'humour génial. C'est celui qui va le plus me manquer à mon départ.
Lorsque j'arrive, tout le monde est assis, chamans, femmes et jeunes, ils mangent, Sagou, Durian, toujours ce même repas frugal mais riche. Je me pose avec Sarhul qui m'explique un peu la situation. Les habits tribaux se mélangent aux vêtements modernes.
La veille, les chamans ont appelé les esprits des anciens de la forêt, pour guérir deux jeunes filles au comportement parfois étonnant, elles sont assez excitées, jettent les objets au sol et ont des accès de colère qui étonne tout le monde ici. Aujourd'hui, ils doivent demander aux esprits de quitter la Ouma et de regagner la forêt, en emportant le mal qui les habite avec eux...
Ils commencent leurs appels aux esprits, leur chant envoutant est mystique, ils ont commencé depuis une dizaine de secondes qu'une première des jeunes filles tombe en transe, suivie d'une seconde, puis un jeune homme s'écroule.
Je suis là, pantois, ne sachant plus quoi penser, tout le monde s'agite, ça tape des pieds sur les planches de bois, ça crie, la jeune fille pousse des râles indistincts, puis se mets à pleurer toutes les larmes de son corps. Ça me prend aux tripes, c'est très puissant. Les gens se mettent à 4 parfois pour maîtriser ceux qui sont partis dans une transe interminable. Je sors mon micro et enregistre, c'est tellement unique pour moi que je ne veux pas en perdre une miette.
Les chamans aussi parfois tombent en transe et doivent être gérés par d'autres chamans. On entend le bruit des pas sur les planches, puis un grand silence, lorsque la personne s'écroule au sol... Ce cycle durera toute l'après-midi, chants, transes collectives, cris et pleurs, et je suis au milieu...
Je fais la connaissance de Tahnee et Marie, deux soeurs françaises en séjour aux Mentawai jusqu'en Avril ! Tahnee a 24 ans, et c'est la sixième fois qu'elle vient ici, elle parle Mentawai et est ici pour créer une bande dessinée, après de nombreux séjours pour divers reportages et apprentissages, elle connait particulièrement bien la culture Mentawai, mais c'est la première fois qu'elle assiste à ça, je me dis que j'ai de la chance.
Un énorme cochon, attaché vivant depuis 3 heures au centre de la pièce est égorgé, et tué dans la Ouma, c'est brutal. Un chaman sera à ses côté tout le temps de sa mise à mort, lui parlant, le caressant. Chaque prélèvement doit respecter un équilibre, et le chaman s'excuse auprès de l'animal de devoir lui ôter la vie.
Le cochon s'égosille en étant égorgé, tandis que les pleurs continus au fond de la maison, et que ça s'écroule au sol. Ça fait beaucoup là, je suis littéralement abasourdi, je vais prendre l'air...
Je reviens le soir. Le cochon bout dans un énorme Wok central. Il est partagé à exacte part égale dans de la communauté. Accompagné de sagou, manioc et durian. Tu m'étonnes qu'ils ne soient pas épais avec un tel régime alimentaire.
Ce soir, ils vont encore invoquer les esprits, les jeunes filles ont toujours un comportement aléatoire, elles prononcent lors de leurs transes des phrases que personne ne comprend, les chamans ont l'air assez désemparés face à la difficulté qu'ils ont de faire redescendre les deux jeunes filles de leur planète.
Les chamans sortent les percussions, les Gadjeouma, percussions longues dont la peau est de la peau de serpent. Des pythons réticulés plus exactement. Certains spécimens font jusqu'à 8 mètres dans la forêt.
Ils se parent de leurs plus belles tenues, leurs costumes sont magnifiques, fleurs, tissus, tresses. La cloche joue à contretemps, les rythmes sont répétitifs, envoutants, les gens dansent, les chamans tapent des pieds et chantent, les transes recommencent, et la musique s'accélère, encore et encore et encore... je n'arrive pas à réaliser ce que je vois.
Ça finira à 06h du matin... je me couche à 3h, j'entends les danses dans le nuit, entre les bruits de la jungle, je me lève à 11h.
Ça recommencera les nuits suivantes... j'en ressors vidé.
Je partage le quotidien des Mentawai pendant 5 jours, entre repas, préparation du poison pour les flèches, échange culturel (mon smartphone intrigue tout le monde, surtout quand je leur montre les photos de ma famille, de Paris et de Nouméa).
Dernier jour, nous changeons d'air, et de maison, nous passons l'après-midi auprès de 3 jeunes garçons. Leurs parents habitent en forêt, ils se débrouillent, une heure de marche dans la rivière pour aller à l'école, et pour tout le reste... On est très loin du sur protectionnisme de nos progénitures sous nos latitudes. Le petit dernier s'appelle "Zidan", en référence à notre héros national. La mère est là pour l'occasion, elle a les dents taillées en pointe, symbole de beauté, je n'imagine pas la douleur qu'elle a dû avoir pour ça.
Samedi matin, je dis au revoir à l'ensemble de mes hôtes... cela me fait tout drôle... maintenant je sais qu'ils existent... j'espère les revoir un jour. Le vieil homme Gadja me demande si je ne veux pas rester définitivement chez lui, il m'aime bien. Je lui explique que j'ai une compagne et que ma vie est là-bas. Je donne mon couteau à mon hôte, mon hamac à mon guide, et mes derniers paquets de cigarettes.
Je me greffe à une pirogue qui transporte des bananes et des durians jusqu'au village. 4h de transport, et je me retrouve à mon point de départ. C'est Noël. Je retourne à Padang passer le réveillon en compagnie des gens de ma guesthouse.
Aux Mentawai, tu oublies toutes les règles que tu t'étais fixées, tu oublies toute l'éducation que tu as reçu en terme de croyance, tout est chamboulé.
Imagine…Tu parles d'esprit et de magie noire, tu te douches dans la rivière, dont tu ne vois pas le fond parce qu'elle est marron, tu marches pieds nus dans la boue tout le temps, tu fais tes besoins dans la forêt, tu n'es jamais complètement propre, et tu manges avec les mains, tu espères que les coupures que tu te fais à marcher pieds nus ne vont pas s'infecter, tu bois du thé et tu croises les doigts. Et puis au final, rien. Tu reviens à l'état d'homme au sein de son environnement. Tu vis sans électricité, aux rythmes des chants et des pas sur les planches, au sein d'une jungle dense, dans l'humidité et les bruits, tu te fais piquer milles fois, ta chambre a des crânes de singes aux murs, mais tu ne ressens aucune gêne, tu es accueilli. Tu passes outre la barrière de la langue, et tu te comprends.
Depuis que l'Unesco a classé l'ensemble des Mentawai au patrimoine mondial de l'humanité, le gouvernement indonésien n'a plus le droit d'imposer le déplacement des populations de la forêt vers les villages. Mais on sait qu'une telle culture est difficile à maintenir, avec la pression de la modernité qui commence à toucher les plus jeunes, qui vont à l'école au village et qui, pour ceux qui vont à la côte, ont accès à la 4G et internet...
Je décolle mercredi pour Banda Aceh, et Pulau Weh, petite île, paradis de la plongée à l'extrême Nord de Sumatra. Je vais plonger, glander et passer le nouvel an ! Et la semaine prochaine, je quitte l'Indonésie pour Singapour continuer mon périple, où Charlotte me rejoint le 14 Janvier !
Merci de me lire jusqu'au bout, pour les plus courageux !
Commenter cet article